« Il n'y a décidément rien de bon à tirer de ces sauvages ! » grommela le cardinal Kill, gouverneur de la planète Platonia.

Les membres de la délégation étaient descendus du personnair de l'Eglise. Ils se pressaient autour de la faille et observaient les créatures qui vaquaient entièrement nues à leurs occupations plusieurs dizaines de mètres en contrebas. Les tourbillons verdâtres qui agitaient le ciel gris perle étaient synonymes de canicule. Les Platoniens des Tropiques surnommaient ces tornades gazeuses les « ailes des dragons de feu ».

Comme toutes les agglomérations de Platonia, le village de Bawalo n'avait pas été bâti sur l'écorce planétaire, totalement désertique, mais à l'intérieur d'un gouffre où coulait une eau limpide et qui abritait une végétation luxuriante. Cette eau, sur laquelle miroitaient les rayons de Soâcra, l'étoile jaune de Platonia, appartenait à l'océan Gran-Nigère, un ensemble de lacs souterrains alimentés par les pluies diluviennes de la saison humide et reliés les uns aux autres par des cascades, des rivières ou des nappes phréatiques. Si l'alternance de chaleur humide et le ruissellement des eaux rendaient la croûte platonienne totalement inhabitable, la vie se développait à profusion dans les innombrables avens, cirques, dépressions, grottes et autres excavations naturelles dont elle était truffée. Les strates géologiques filtraient la chaleur, l'eau de pluie se déversait dans Gran-Nigère par des cours secrets et la moiteur avait permis à la végétation de proliférer : les gigantesques fougères photogènes qui restituaient la lumière à la tombée de la nuit, les énormes fleurs aux corolles translucides et aux parfums entêtants, les phaphaniers aux frondaisons en forme de parasol, les arbres fruitiers qui donnaient des récoltes trois ou quatre fois dans l'année, les multiples pavots hallucinogènes dont l'Eglise avait interdit l'usage mais que les autochtones s'obstinaient à consommer lors des fêtes traditionnelles, les buissons boug-boug aux couleurs éclatantes, les innombrables variétés de plantes plus ou moins médicinales que les missionnaires kreuziens avaient renoncé à répertorier... Cette débauche tropicale, alliée à la générosité poissonneuse de Gran-Nigère on pouvait pratiquement y pêcher les poissons à main nue, n'avait

pas engendré une population encline à l'effort. Si les Platoniens de l'hémisphère nord avaient développé une civilisation laborieuse assez voisine de celle des mondes du Centre (probablement parce que leurs avens, beaucoup plus larges, étaient envahis d'inextricables forêts de résineux et qu'ils avaient dû compenser par un travail acharné ce manque d'imagination naturelle), les Platoniens des Tropiques se contentaient de vivre des largesses de leur mère Nature et de remercier leur père Soâcra au cours de rituels païens et orgiaques. Les deux populations se différenciaient également par leurs caractéristiques physiques. La peau des Nordiques, plus grands, plus athlétiques, était épaisse, d'un noir soutenu, leurs cheveux étaient crépus et ils portaient des vêtements. Plus petits (les plus grands d'entre eux ne dépassaient pas un mètre cinquante), les Tropicaux étaient également plus clairs, d'une teinte tirant sur le bronze, et leur chevelure, lisse ou simplement ondulée, retombait en cascades noires sur leurs épaules. En dépit des efforts des missionnaires, ils bravaient avec une rare constance le décret impérial qui prohibait l'état de nudité, rétrograde et sacrilège.

« J'ai l'intention, père Hectus, de reprendre la situation en main, poursuivit le cardinal Kill. Vous avez fait preuve d'une mansuétude coupable vis-à-vis de ces... de ces indigènes. Vous n'êtes malheureusement pas le seul, d'ailleurs... »

Hectus Bar, le responsable de la mission kreuzienne de Bawalo, se mordit la lèvre supérieure. La visite inopinée du gouverneur de la planète Platonia et du grand inquisiteur, le Scaythe Wyroph, tombait au pire moment. Le missionnaire avait reçu quelques heures plus tôt un messacode de Maltus Haktar lui annonçant la possible matérialisation de six ou sept personnes dans les locaux de la mission. Son complanétaire lui avait simplement demandé de mettre ses deux déremats à la disposition de ces voyageurs, mais bien que le maître jardinier du palais épiscopal n'ait apporté aucune précision supplémentaire, Hectus Bar n'ignorait rien du caractère illicite de ces transferts. Maltus Haktar, un ami d'enfance, lui avait un jour extorqué la promesse d'entrer au service du réseau Lune Rouque et, s'estimant lié par son serment, il n'avait pas eu le cœur à s'opposer à l'installation de deux déremats-relais clandestins à Bawalo. Il le regrettait à présent, surtout à proximité de l'acaba pourpre du grand inquisiteur Wyroph. Il craignait que les visiteurs il avait cru comprendre que le muffi Barrofill le Vingt-cinquième, le Marquinatole, ferait partie du lot, mais il préférait croire que c'était une interprétation erronée de sa part ne se matérialisent dans les locaux de la mission avant le départ de la délégation gouvernementale, constituée, outre le cardinal et l'inquisiteur, de quatre protecteurs de pensées, de deux Scaythes de la sainte Inquisition, de deux exarques vêtus de bleu et de vert et d'une vingtaine d'interliciers. Bien que Maltus Haktar lui eût transmis les symboles protecteurs lors de son entrée officielle dans le réseau, il craignait que Wyroph ou ses acolytes n'effectuent une lecture sournoise de son esprit et ne découvrent à quelles inavouables activités il s'adonnait.

« C'est pourquoi, père Hectus, nous allons convier vos ouailles à un office d'effacement, affirma le cardinal.

— A quelle date prévoyez-vous cet office, Votre Eminence ? » demanda le missionnaire.

Un petit sourire affleura sur les lèvres du prélat, enduites de nacrelle rose (dans le louable souci d'harmoniser son fard avec le pourpre et le violet de ses vêtements et de son bonnet carré). Il laissa errer son regard sur les formes brunes qui se déplaçaient entre les toits végétaux des habitations de Bawalo, plongeaient dans l'eau claire de Gran-Nigère, s'allongeaient dans les flaques de lumière abandonnées par les rayons de Soàcra.

« Nous le prévoyons maintenant, père Hectus. Cela fait trop longtemps que ces mécréants narguent votre autorité. L'autorité de l'Eglise ! »

Le visage du missionnaire se couvrit de cendres.

« Maintenant ? Mais...

— Voyez-vous un inconvénient à ce que nous convertissions ces primitifs au Verbe Vrai ? intervint le grand inquisiteur.

— Peut-être vivront-ils enfin à la surface et non plus dans des... dans des terriers comme des chatrats ! maugréa le cardinal dont le contrôle A.P.D., soumis à rude épreuve par le climat oppressant de Platonia, avait une tendance de plus en plus marquée à se lézarder.

— Personne ne peut vivre à la surface de cette planète, hormis peut-être quelques peuplades du Grand Nord, protesta le missionnaire. La chaleur de Soàcra est insupportable et les pluies de la saison humide détruiraient tout sur leur passage. Daukar elle-même a été construite à l'intérieur d'un aven...

— Ne me parlez pas de Daukar ! Cet entassement de cabanes primitives ne mérite pas le nom de capitale et j'ai pour cette planète des projets autrement ambitieux : une véritable cité de pierre et de verre recouverte d'un dôme protecteur et bâtie sur pilotis pour endurer les ruissellements. Des architectes venus de Vénicia planchent déjà sur ce projet. Nous sortirons ce monde des ténèbres et ses habitants de leur ignorance ! »

Il se penchait au-dessus de l'aven comme s'il voulait l'inonder de sa salive. Un sentier, en partie creusé par les écoulements d'eau, plongeait vers le fond de l'excavation. Bien que la pente fût en partie adoucie par les lacets, la plus grande prudence était requise pour garder son équilibre sur ce mince ruban rocheux. Il était maintes fois arrivé à Hectus Bar de trébucher, de rouler sur plusieurs dizaines de mètres, d'être sauvé de la chute fatale par les frondaisons des arbustes tapissant la paroi. Les rayons jaune pâle de Soàcra, haut dans le ciel, tombaient à flots sur Bawalo. Les tornades vertes naissaient et mouraient sur le fond gris du ciel comme de somptueux feux d'artifice. Les vents étaient tombés et, à la surface, la température avait augmenté de plusieurs degrés. Le grand personnair de l'Eglise était le seul relief digne de ce nom sur cette étendue brune, craquelée, pelée.

« Nous allons bientôt mourir de chaud, père Hectus ! gronda le cardinal Kill.

— Vous envisagiez de construire une ville à la surface... » insinua le missionnaire.

Au regard assassin que lui jeta son supérieur hiérarchique, il se dit qu'il aurait mieux fait de se taire. Il lui sembla percevoir des courants d'air froid à l'intérieur de son crâne et la peur l'entraîna à tracer mentalement les graphèmes de protection.

« Conduisez-nous immédiatement à votre mission ! Ce n'est pas une aimable suggestion mais un ordre !

— Pas question d'utiliser le personnair, Eminence. Nous risquerions de provoquer de terribles éboulements.

— Soit. Nous irons à pied ! »

Hectus Bar s'inclina et se dirigea à pas lents vers l'entrée du sentier. Un à un les membres de la délégation lui emboîtèrent le pas.

Il leur fallut une heure pour atteindre le fond de l'aven. Le cardinal, qui n'avait pas le pied très sûr, s'arrêtait à chaque virage pour s'éponger le front, reprendre son souffle, lutter contre le vertige, pester contre Platonia et ses stupides avens.

Lorsqu'ils virent arriver les visiteurs, les Tropicaux abandonnèrent toutes leurs activités (baignade, sieste et copulation étant incluses dans lesdites activités) et vinrent se presser autour d'eux. Le cardinal Kill ne put se retenir d'esquisser un geste de méfiance et de dégoût au contact de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants nus et bruns, de ces mains qui se tendaient vers lui pour lui toucher les épaules, les bras, la poitrine, les cuisses ou le bas-ventre. Leur aigre odeur corporelle et leur peau luisante de transpiration l'emplissaient de dégoût, leurs vociférations lui perforaient le crâne. Il se tamponnait le nez avec le mouchoir parfumé qu'il avait eu l'idée de glisser dans la poche de sa chasuble avant de quitter le palais si tant est qu'on puisse appeler palais une cabane de rondins et de chaume un peu plus vaste que les autres. Il aurait pu transférer la capitale dans l'hémisphère nord, où les indigènes témoignaient d'un réel talent pour travailler le bois, mais la hiérarchie épiscopale l'avait autorisé à construire une ville entièrement nouvelle à côté de l'aven de Daukar et il lui tardait vraiment que Néa-Daukar (ses conseillers étaient parvenus, non sans mal, à lui faire renoncer au nom de Kill-Ville) sorte de terre et témoigne du génie syracusain sous l'œil ébahi de Soâcra.

Les habitations de Bawalo étaient encore plus rustiques que celles de la capitale : les cloisons, faites de branches entrecroisées et dévorées par un lierre grimpant, soutenaient tant bien que mal de vagues toits de chaume. Ces huttes ne disposaient ni de porte ni de fenêtre mais d'une simple ouverture arrondie que seuls les autochtones pouvaient franchir sans être obligés de se pencher. Quant aux allées, elles n'étaient que de vagues brèches pratiquées au milieu d'une végétation touffue, exubérante. Le cardinal, suffocant, leva la tête vers la bouche de la cavité pour se donner un peu d'air. La majesté harmonieuse de la colonne de lumière qui tombait dans l'aven le subjugua : à Daukar et dans de nombreux autres gouffres, les rayons de Soâcra ne se paraient pas ainsi de magie. Son regard revint se poser sur les Tropicaux, sur les seins des femmes, sur les organes sexuels des hommes, sur ces excroissances pendantes, tressautantes, palpitantes des corps qui l'entouraient, et une saveur amère, fielleuse lui envahit la bouche.

« Père Hectus, priez vos ouailles de s'écarter de moi ! gémit le prélat.

— Vous les vexeriez : c'est leur manière de souhaiter la bienvenue aux étrangers, dit le missionnaire.

— Devons-nous nous abaisser à respecter leurs coutumes, père Hectus ?

— Certains comportements les rendent agressifs. Ils pourraient se fâcher et devenir sanguinaires.

— Les interliciers les réduiraient en cendres en quelques minutes !

— Ne croyez pas cela, Eminence : leur maîtrise des plantes les rend imprévisibles.

— Vos paroles me plongent dans une grande perplexité, père Hectus : vous semblez être... fasciné par ces primitifs.

— J'ai simplement appris à les connaître, Eminence. »

L'inquiétude d'Hectus Bar grandissait au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient de la mission. Construite dans les mêmes matériaux que les habitations des Tropicaux, elle se dressait légèrement à l'écart du village, sur une crique de Gran-Nigère. Dotée de plusieurs pièces, elle servait à la fois de logement au missionnaire, de temple kreuzien, de bureau et de dispensaire (en l'occurrence, il servait principalement à soigner le locataire des lieux, que les décoctions indigènes avaient souvent délivré de fièvres malignes). Les interliciers rencontraient les pires difficultés à se frayer un passage au milieu des enfants, fascinés par leur uniforme et leur ondemort à canon long dont la crosse saillait de leur gaine de cuir. Des femmes saisissaient la main des exarques et la posaient en riant sur leur ventre ou sur leurs seins, comme pour les inviter à apprécier la fermeté de leur chair.

Hectus Bar observait d'un œil averti et amusé les mines effarées de ses condisciples kreuziens. Les coutumes locales l'avaient surpris de la même façon lorsqu'il avait remplacé le père Xautier, l'ancien responsable de la mission victime d'un infarctus du myocarde (selon la version officielle, car Hectus Bar le soupçonnait plutôt d'avoir abusé des pavots aphrodisiaques). Cela faisait plus de quinze ans platoniens que, tous les soirs au moment du coucher, il trouvait quelqu'un dans son lit : il avait d'abord refusé de rompre ses vœux de chasteté et de toucher la femme, la fille, l'homme ou le garçon qu'on avait poussés dans ses bras. Les habitants de Bawalo en avaient conclu que Blanc-Jaune (son surnom, qui prenait en compte la pâleur de sa peau et la couleur safran de son vêtement) n'était attiré ni par les femmes ni par les hommes en pleine force de l'âge, et on lui avait proposé des anciennes, des anciens, des cadavres, puis lorsqu'on avait épuisé toutes les hypothèses humaines, des poissons vivants, des poissons morts, et enfin, descendant encore d'un degré dans l'échelle de l'évolution, des fruits et des feuilles. On était revenu aux femmes en âge de féconder et on avait fini par obtenir gain de cause : Blanc-Jaune s'était départi de son indifférence et avait commencé à fréquenter avec assiduité les « petits avens » des compagnes qui venaient s'offrir à lui. Elles avaient colporté des bruits flatteurs sur la taille et la vigueur du « grand soàcra » qui les visitait et toutes les femmes du village avaient désiré s'unir au missionnaire. C'est ainsi que, comme son prédécesseur, il avait été amené à consommer des quantités croissantes de pavots d'amour qui lui permettaient de déployer une virilité sans faille. Il transgressait l'un des dogmes fondamentaux de l'Eglise, mais de cela il se consolait en présumant que le Kreuz l'avait expédié sur des chemins détournés connus de Lui seul. Il n'était à sa connaissance le père d'aucun des enfants du village (les Tropicales, qui maîtrisaient parfaitement leur fécondité, ne voulaient pas l'embarrasser avec une paternité qu'il ne désirait pas).

Les bouilles ahuries des exarques montraient que les mœurs n'étaient pas aussi libres à Daukar. Ils retiraient leur main de la peau des femmes de Bawalo avec la même vivacité que s'ils avaient effleuré un serpent.

« De véritables animaux ! siffla le cardinal Kill. Un effacement global sera le bienvenu.

— Qu'appelez-vous un effacement global, Eminence ? demanda Hectus Bar.

— Une annulation pure et simple des données de la mémoire, structurelles et culturelles. Ils auront tout oublié à l'issue de l'office, leurs coutumes dégradantes, leur sexualité débridée, leur paresse naturelle. Ils seront des terres vierges dans lesquelles nous pourrons creuser des sillons neufs et planter les graines de la Vraie Foi. Ils se rhabilleront, père Hectus, ils nettoieront leur aven de toute cette lèpre végétale, ils construiront des maisons de pierre avec des portes et des fenêtres, ils vivront du fruit de leur labeur, ils se marieront dans les règles de l'art, ils observeront les préceptes du Code des tolérances conjugales, et si des irréductibles persistent à errer dans les ténèbres, ils agoniseront sur les croix-de-feu.

— Le décret confédéral de respect fondamental...

— Je vous arrête tout de suite, père Hectus ! Les décrets confédéraux ont tous été annulés à la proclamation de l'Ang'empire. Vous avez beau résider dans un village perdu des Tropiques platoniens, vous devriez vous tenir informé des affaires de l'Eglise et de l'Etat ! »

Il repoussa d'un geste brutal une femme qui tentait de lui caresser le visage. Elle bascula vers l'arrière et entraîna d'autres villageois, hommes, femmes, enfants, dans sa chute. Ils roulèrent enchevêtrés dans un buisson boug-boug dont les fleurs épaisses éclatèrent et libérèrent des nuages pulvérulents. L'air saturé d'humidité colporta une odeur amère. Les Tropicaux se relevèrent et, les yeux brillants de colère, s'éloignèrent de Rouge-Violet comme d'un animal malfaisant. Leurs hurlements de joie se transformèrent en murmures de réprobation. Ils sautaient sur les moindres prétextes pour se réjouir, pour festoyer, pour se livrer à l'une de ces bacchanales effrénées dont ils avaient le secret. L'agressivité de Rouge-Violet, un frère de Blanc-Jaune pourtant, les déroutait, les perturbait, et leur trouble préoccupa le missionnaire car ils pouvaient faire preuve d'une inimaginable cruauté lorsqu'ils se sentaient menacés.

« J'ai eu tort de vous écouter, père Hectus, se rengorgea le cardinal. Il suffit de leur signifier clairement vos intentions pour qu'ils cessent de vous importuner. Ce n'est pas plus difficile que cela !

— Ne vous réjouissez pas trop vite, Eminence, dit Hectus Bar. Vous les avez blessés.

— Qu'ils manifestent leur mauvaise humeur d'une quelconque manière et j'ordonne aux interliciers d'ouvrir le feu ! rugit le prélat que les regards hostiles des Tropicaux et les paroles du missionnaire commençaient à inquiéter. Vous m'entendez bien, père Hectus ?

— Je vous entends, Eminence... »

Ils parcoururent la rue principale de Bawalo et se dirigèrent vers la crique de Gran-Nigère. Les rayons de Soàcra saupoudraient d'or la surface de l'eau. Lorsque l'œil s'était accoutumé à ce miroitement, il distinguait des éclairs de couleurs vives entre les pierres et les plantes aquatiques. Les poissons aux immenses nageoires translucides et aux corps tachetés dessinaient d'insaisissables arabesques. Des phaphaniers aux troncs noueux et aux larges feuilles bordaient la crique, offrant de vastes et agréables espaces ombragés. Au loin grondait le torrent souterrain qui reliait la retenue d'eau de Bawalo à celle de Miwéwé, l'agglomération la plus proche.

Le toit de chaume de la mission, plus large et plus haut que les toits des autres habitations, apparaissait entre les frondaisons écarlates des buissons boug-boug.

Hectus Bar s'arrêta et se retourna vers le cardinal.

« Je n'avais pas prévu votre visite, Eminence, et je n'ai pas eu le temps de nettoyer la mission. Voulez-vous me laisser quelques minutes afin que je puisse procéder à un rapide rangement ?

— Vous vivez donc dans une écurie ? lâcha le cardinal d'un ton fielleux.

— Nos locaux doivent être dignes d'accueillir le gouverneur de Platonia.

— Vous n'abandonnez pas ces basses besognes à vos ouailles ? Ce serait pourtant une excellente occasion de leur apprendre quelques rudiments de propreté... »

Le grondement continu du torrent souterrain, amplifié par les abruptes parois rocheuses de l'aven, les contraignait à hausser la voix. Les Tropicaux se tenaient à présent à une dizaine de mètres de la délégation rassemblée sur la rive de la crique. Leurs regards venaient sans cesse s'échouer sur les Scaythes, les quatre protecteurs et les trois inquisiteurs, énigmatiques sous les amples capuchons de leur acaba blanche, noire ou pourpre.

« Ils m'aident parfois, lorsque les anciens le jugent nécessaire...

— Les anciens ? ricana le cardinal. Vous voulez dire que vous ne représentez pas l'autorité suprême dans votre propre mission ?

— Si je ne respectais pas leur mode de vie, il y a bien longtemps qu'ils m'auraient donné à manger aux poissons, rétorqua Hectus Bar.

— Attention, père Hectus : vous glissez imperceptiblement dans l'hérésie, peut-être même dans le paganisme. De cela également nous devrons discuter. Ressentez-vous le besoin de subir un effacement ?

— Il y a bien longtemps que je me suis effacé », murmura le missionnaire.

Coupant court à toute conversation, il se dirigea d'un pas décidé vers la grande hutte noyée sous la végétation.

« Faites vite ! D'autres tâches m'attendent ! » glapit le cardinal.

Le cœur battant, le missionnaire écarta les branches des boug-boug qui obstruaient l'allée il les coupait pourtant tous les deux jours et dut pratiquement s'accroupir pour franchir l'entrée principale. Chaque fois qu'il s'engouffrait dans cette ouverture arrondie et basse, il se promettait de l'agrandir, mais les années passaient et ses résolutions avaient tendance à s'étioler dans la moiteur émolliente de l'aven de Bawalo.

Il parcourut la salle du temple dont il avait pavé le sol de pierres inégales récupérées dans Gran-Nigère, contourna la chaire des prônes (laquelle n'était qu'une souche entourée d'une canisse), puis il traversa le conversoir, meublé en tout et pour tout d'un ample tapis d'osier et de coussins de feuilles entrelacées, le bureau, où trônaient une table, un tabouret, un messacodeur, un mémodisque, un projecteur holographique et un rechargeur d'énergie magnétique, le dispensaire où s'alignaient cinq couches basses de bois tressé. Là, il ne prit pas la direction de sa chambre, dont l'entrée se situait sur sa gauche, mais s'avança vers la cloison du fond, vers la haute armoire de fer (le seul meuble digne de ce nom, légué par son prédécesseur) où il entreposait ses vêtements, ses médicaments, ses livres-films, ses fichiers mobiles et ses messacodes. S'arc-boutant sur ses jambes, il déplaça un côté du meuble, se glissa dans l'espace dégagé et s'introduisit à quatre pattes dans l'étroite ouverture qui donnait dans le minuscule appentis des déremats clandestins.

La lumière de Soâcra s'infiltrait par les jours du toit, tombait en colonnes inégales sur le sol de terre battue, scintillait sur les nombreuses surfaces vitrées des deux déremats, des machines basses, oblongues, posées sur des troncs élagués et surmontées en leur extrémité du renflement de verre du hublot. Un mouvement furtif attira l'attention d'Hectus Bar qui distingua des formes claires dans un recoin de pénombre. Toujours à quatre pattes, il se faufila entre les deux appareils et aperçut quatre des voyageurs annoncés par Maltus Haktar. Il ne put s'empêcher de les vouer aux gémonies de l'enfer kreuzien : ils avaient vraiment mal choisi leur moment pour se rematérialiser dans sa mission.

Il y avait là une femme et une fillette aux chevelures blondes et aux yeux clairs, probablement la mère et la fille, et, un peu plus loin, une femme et un homme enlacés aux pommettes saillantes, au teint mat, aux cheveux noirs et lisses. Vêtus de capes ou de manteaux syracusains, ils ne portaient pas de colancor. Bien que différentes l'une de l'autre, les femmes étaient toutes deux d'une grande beauté.

« Vous êtes envoyés par mon complanétaire Maltus Haktar ? chuchota Hectus Bar.

— Nous venons du palais épiscopal de Vénicia », murmura la femme blonde.

Le missionnaire fut traversé par la sensation fugitive de converser avec un ange. Il écrasa d'un revers de main les gouttes de sueur qui lui perlaient sur le front. La touffeur de Platonia s'avérait plus difficile à supporter que la canicule écrasante d'Osgor, son monde natal.

« Je suis Hectus Bar, responsable de la mission de Bawalo. Cela fait combien de temps que vous vous êtes rematérialisés ?

— Une heure environ. Nous sortons d'une réanimation cryo et nous commençons tout juste à nous remettre des effets secondaires du transfert. Ma fille... (sa voix se mit à trembler) ma fille Yelle est restée paralysée après l'injection des produits de réanimation. Je crains que le transfert n'ait aggravé son état. »

Hectus Bar examina la fillette allongée sur les jambes de sa mère et dont les yeux grands ouverts étaient totalement dépourvus d'expression. Il remarqua également, outre son teint affreusement pâle et les filets de salive qui s'écoulaient des commissures de ses lèvres, une énorme bague à l'annulaire de sa main droite, une bague qui lui rappelait vaguement quelque chose.

« Nous ne pourrons malheureusement pas la soigner dans l'immédiat, dit le missionnaire. Le gouverneur de Platonia m'a rendu une visite impromptue et il attend dehors que je l'invite à entrer. Non seulement lui, mais également trois Scaythes de l'Inquisition et une vingtaine d'interliciers. La seule solution est de vous glisser dans les déremats et de vous rematérialiser sur une autre planète. J'ai rechargé les batteries magnétiques, conformément aux instructions de Maltus.

— Ma fille ne supporterait pas un autre transfert, dit la femme blonde d'un ton catégorique.

— Vous ne pouvez pas sortir de cette pièce ! Le cardinal Kill serait capable de condamner tout Bawalo à la croix-de-feu s'il apprenait que la mission abrite des déremats clandestins.

— Nous attendrons qu'il soit parti...

— Ça risque d'être long ! Il s'est fourré en tête d'organiser un office d'effacement.

— J'attendrai avec Yelle, répéta la femme blonde. Pouvez-vous nous procurer un peu d'eau ? »

Hectus Bar comprit, à la mine résolue de son interlocutrice, qu'il perdrait son temps à essayer de la convaincre. Il sortit de l'appentis, s'assura rapidement que personne ne s'était introduit dans le bâtiment pendant son absence et se rendit au coin-cuisine, contigu à sa chambre. Il remplit un pichet d'eau tiède en actionnant la pompe mécanique qu'un tuyau souple reliait à Gran-Nigère et qui lui servait à la fois de robinet et de douche. Pour une fois qu'il accueillait des visiteurs à Bawalo, il avait fallu qu'ils arrivent tous en même temps. Il avait la désagréable impression de recevoir deux familles ennemies, deux familles qui s'étaient invitées à l'improviste et qu'il devait à tout prix empêcher de se rencontrer.

La femme blonde lui arracha quasiment le pichet des mains et commença à en verser doucement le contenu sur les lèvres et le front de sa fille.

« Je suis obligé de vous laisser, soupira Hectus Bar. Le cardinal Kill risque de s'inquiéter de mon absence. Je vous ferai signe dès que la voie sera dégagée. »

Il replaça soigneusement l'armoire contre la cloison, rangea les vêtements épars (les siens, puisque ses maîtresses repartaient à l'aube aussi nues qu'elles étaient entrées) qui traînaient sur les coussins du conversoir, poussa les détritus les plus voyants sous le tapis d'osier, empila les unes sur les autres les grandes noix creuses qui lui servaient d'assiettes, de verres et d'ustensiles de cuisine, arrangea de son mieux la canisse qui entourait la chaire des prônes.

« Pas trop tôt ! grommela le cardinal lorsqu'il aperçut la silhouette jaune du missionnaire entre les buissons boug-boug. Vous n'aviez pas fait le ménage depuis combien de temps ?

— Veuillez m'excuser, Eminence. Tout est prêt, vous pouvez entrer.

— J'espère au moins qu'il fait plus frais à l'intérieur...

— Hélas, Eminence, je ne dispose pas de sphère atomique de conditionnement. »

Les protecteurs, les inquisiteurs et les deux exarques pénétrèrent à l'intérieur de la mission sur les talons du missionnaire et du cardinal. Après que ce dernier eut procédé à une rapide inspection des lieux, une grimace de dégoût s'afficha sur sa face poudrée.

« Pardonnez-moi, père Hectus, mais je me suis trompé lorsque j'ai prononcé le mot écurie. C'est d'enfer dont j'aurais dû parler. Comment pouvez-vous tolérer de vivre en un tel endroit ? Quelle puanteur ! Vous étiez censé civiliser ces sauvages et je m'aperçois que c'est l'inverse qui s'est produit ! Parlent-ils l'impériang, au moins ?

— Non, Eminence. Leur idiome est fort peu compatible avec la langue officielle...

— Comment en ce cas peuvent-ils reconnaître la beauté du Verbe ? Que je sache, le Kreuz ne s'est pas exprimé dans un dialecte parlé par quelques Platoniens arriérés !

— Il n'est guère facile, Eminence...

— Laissez-moi vous poser une question, père Hectus, l'interrompit impatiemment le prélat. Une seule : qu'êtes-vous venu faire ici ? »

Tout en discutant, le missionnaire avait entraîné les visiteurs vers le conversoir. Il avait eu un pincement au cœur lorsque le cardinal et le grand inquisiteur Wyroph s'étaient approchés de l'armoire de fer du dispensaire. Il les pria de s'asseoir sur les coussins végétaux, invitation qu'ils déclinèrent après avoir remarqué les taches suspectes qui maculaient les feuilles entrelacées.

« Je ne puis vous offrir que de l'eau, dit Hectus Bar.

— De l'eau de la mare croupie de cet aven, je suppose ? cracha le cardinal.

— Cette mare croupie, selon vos propres termes, est l'un des innombrables lacs qui constituent l'océan Gran-Nigère, le dispensateur de vie sur ce monde.

— Diantre ! Vous parlez de Gran-Nigère comme du Kreuz !

— J'en parle avec le respect dû aux merveilles de la nature, Eminence. »

Le cardinal observa pendant quelques secondes une auréole lumineuse sur le tapis d'osier. Une odeur âpre s'exhalait des feuilles de lierre qui recouvraient les claies de branchages. Les bourdonnements d'insectes composaient un fond sonore agaçant. Les Scaythes, regroupés près de l'entrée de la pièce, demeuraient parfaitement immobiles, contrairement aux deux exarques vêtus de bleu et de vert qui s'éventaient de temps à autre d'un geste de la main. Leur poudre faciale et la nacrelle de leurs lèvres se délitaient sous l'effet de la transpiration. Hectus Bar jugeait absurdes les afféteries véniciennes sur un monde aussi éprouvant que Platonia.

« Voilà votre problème, père Hectus : votre fascination pour la nature ! reprit le cardinal Kill. Votre fascination pour l'instinct animal ! Si j'ai bien saisi le sens de votre démarche, les kreuziens n'ont rien à faire sur Platonia.

— Je dirais que nous avons autant à prendre qu'à donner... »

Des lueurs vives embrasèrent les yeux bruns du cardinal.

« Qu'ont-ils à nous offrir, vos Tropicaux ? Leur paresse ? Leur vice ?

— La tolérance, répondit le missionnaire, conscient qu'il s'aventurait en terrain miné.

— La tolérance ? s'étrangla le cardinal. Nous leur apportons le Verbe Vrai, la rédemption dans le Kreuz, la possibilité d'accéder au Ciel suprême, nous sommes des soldats de la Foi, en marche contre les hérétiques, les apostats, les païens, et juste est notre guerre ! L'intolérance serait de laisser croupir ces résidus de la préhistoire dans leur ignorance. En cinq ou six mille années standard, ils ont réussi ce tour de force de régresser à l'état primitif. La compassion ne consiste-t-elle pas à les aider à évoluer ?

— Leur univers est à leur image : à la fois indolent et généreux. Quel besoin avons-nous de leur imposer des valeurs qu'ils ne comprennent pas ? Ils adorent le Kreuz à leur manière, et, même si leur foi n'est guère orthodoxe, il me semble que nous devons plutôt les encourager dans cette voie.

— Le dogme n'est pas malléable, père Hectus ! Le dogme est taillé dans le roc inébranlable ! Ne vous souvenez-vous donc pas de vos leçons de l'E.P.S. ? Mais inutile de nous lancer dans d'oiseuses discussions : rassemblez immédiatement vos ouailles dans cette enceinte. Nous allons éradiquer de leur esprit toute notion d'animalité rétrograde et leur implanter un désir sincère de changement. Ceux qui refuseront de se rendre à l'office seront immédiatement passés par les armes. »

Hectus Bar reçut un choc lorsqu'il sortit de la mission : les interliciers et les Bawalohos avaient disparu. Il crut d'abord que les Tropicaux avaient invité les soldats dans leurs huttes pour leur faire découvrir les aspects les plus intimes de leur hospitalité, mais les quelques habitations qu'il visita étaient désertes, comme les allées, les buissons boug-boug, les massifs fleuris, les criques. Il ne percevait aucun de ces cris, de ces rires, de ces chants qui ponctuaient ordinairement le grondement du torrent souterrain, le friselis des ramures, le clapotis de l'eau, le bourdonnement des insectes.

La population entière de Bawalo semblait s'être évaporée. Soâcra ne surplombait plus l'aven et la lumière avait pris une teinte subtilement cuivrée, annonciatrice du crépuscule. Le missionnaire se demanda s'il devait prévenir le cardinal mais il craignit que la fureur du prélat ne se déverse sans retenue sur les villageois et il décida de partir seul à leur recherche.

Il explora d'abord les nombreuses et profondes grottes qui bordaient le fond de l'aven, là où les Bawalohos avaient l'habitude de célébrer leurs rituels païens (auxquels il participait volontiers, nu, enduit de suc végétal, fasciné par les énergies animales, primales, qui se dégageaient des corps en transe de ses ouailles). La végétation se faisait de plus en plus rare au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans les galeries rocheuses. Les infiltrations d'eau avaient sculpté de véritables dentelles minérales sur les voûtes et les parois. Les silhouettes étranglées des stalactites qui s'évasaient en touchant le sol émergeaient de la pénombre comme une armée de spectres figés. Le silence s'épaississait et une fraîcheur piquante supplantait la moiteur de l'aven.

Il parcourut une caverne immense, qu'il reconnut pour y être venu à plusieurs reprises avec l'une ou l'autre de ses maîtresses occasionnelles. Il lui sembla déceler une rumeur confuse dans le lointain, un chant guerrier, barbare, qu'il n'avait jusqu'alors jamais entendu. Il pressa le pas. Il n'avait pas songé à se munir d'une torche résineuse ou de sa lampelase, mais il s'orienta en suivant la direction du bruit, amplifié par les innombrables caisses de résonance des grottes.

Il découvrit un étrange spectacle un kilomètre plus loin.

Désespérée, Aphykit voyait la vie se retirer lentement de Yelle. Les yeux de la fillette avaient perdu leur éclat, s'étaient tendus d'un voile vitreux qui présageait une perte imminente de conscience. En dépit de la chaleur ambiante, sa peau ne parvenait pas à se réchauffer et elle sombrait peu à peu dans un coma profond dont elle ne reviendrait pas.

Phœnix avait déchiré un pan de son manteau, l'avait humidifié et le posait régulièrement sur les lèvres exsangues de Yelle. Aphykit avait proposé aux deux Jer-salémines de s'installer dans les déremats et de se transférer immédiatement sur Terra Mater mais ils lui avaient opposé un refus catégorique.

« Notre cœur nous reprocherait toute notre existence de vous avoir laissée seule avec votre fille malade, Naïa Phykit, avait déclaré San Francisco.

— A cause de nous, vous êtes bloqués dans ce réduit. Vous seriez probablement plus utiles ailleurs...

— Le destin nous a unis dans le sommeil de glace pendant plus de trois ans, il continue de nous unir sur ce monde. Ma tête se demande ce qui est arrivé au muffi de l'Eglise et à Maltus Haktar. Ils auraient dû se rematérialiser dans cet endroit depuis bien longtemps... Elle se demande également pourquoi nous n'avons pas encore rencontré l'homme qui est parti avant tout le monde, l'ami du muffi...

— Il s'est peut-être déjà transféré sur un autre monde », dit Aphykit en désignant les déremats.

Phœnix, qui avait toujours vécu dans la froidure de Jer Salem, avait retiré son manteau. La lumière déclinante du jour parait sa peau brune et ruisselante de perles scintillantes. Les effets secondaires du transfert, vertiges, nausées, faiblesses, s'étaient estompés et l'organisme réclamait avec insistance de la nourriture et de l'eau.

« Prends soin de notre petite merveille », avait dit Tixu avant de partir. Yelle se mourait et d'insondables gouffres le séparaient de sa fille. Où était-il en ce moment ? Pourquoi les avait-il abandonnées ?

Le fracas d'un meuble qu'on déplaçait brisa le silence. Aphykit reprit espoir : le missionnaire était de retour, il avait peut-être trouvé un moyen de soigner sa fille. Ce ne fut pas lui qui fit son apparition dans le réduit, mais un autre homme d'Eglise, un exarque vêtu d'un colancor vert et d'une chasuble bleu nuit.

« Venez vite, Eminence ! Le grand inquisiteur avait raison !

— Je n'entrerai pas dans ce trou à châtrât ! riposta une voix. Dites à ces gens de sortir. »

L'exarque promena des yeux perplexes, inquiets, sur les quatre personnages recroquevillés dans un recoin ombragé de la pièce.

« Vous avez entendu ! dit-il d'une voix mal assurée. Le cardinal Kill, gouverneur de Platonia et représentant de Sa Sainteté le muffi... le muffi... (des bruits en provenance de Syracusa prétendaient que Barrofill le Vingt-cinquième avait été destitué et, dans le doute, il ne savait pas quel nom prononcer) le muffi de l'Eglise du Kreuz, vous ordonne de sortir. »

San Francisco interrogea Aphykit du regard. Elle baissa les paupières en signe de consentement. Ils n'avaient pas d'autre choix pour l'instant que de composer avec les kreuziens.

Le cardinal Kill examina les quatre clandestins. On faisait des découvertes inattendues et intéressantes dans les missions les plus reculées de Platonia. Il se félicitait d'avoir jeté son dévolu sur Bawalo (il s'accordait volontiers des félicitations).

Ils présentaient tous les signes distinctifs des raskattas classés à l'Index, la mine hâve de ceux qui n'ont pas la conscience tranquille, les capes et les manteaux passés hâtivement sur le corps, les chevelures dénouées, emmêlées, les yeux hagards. La femme et la fillette blondes étaient sans conteste des ressortissantes d'une planète des mondes du Centre, de Syracusa peut-être. La finesse de leurs traits et la noblesse du maintien de la femme ne laissaient planer aucun doute sur leurs origines aristocratiques. La fillette, allongée sur une couche de bois du dispensaire, semblait plus morte que vive. Il crut pendant quelques secondes que l'énorme bague qu'elle portait à la main droite était l'anneau muffial, le corindon julien. L'autre femme et l'homme avaient des caractéristiques physiques identiques, peau brune, yeux fendus, pommettes hautes, cheveux noirs et lisses, mais, bien qu'il se flattât de posséder de solides connaissances dans le domaine de l'anthropomorphie interstellaire, le cardinal ne parvenait pas à se déterminer sur leur extraction planétaire.

« Naïa Phykit », fit soudain Wyroph.

Le prélat sursauta, se retourna vers le grand inquisiteur et lui demanda de poursuivre d'un geste de la main.

« Cette femme est Naïa Phykit ou, si vous préférez, Aphykit Alexu, Eminence.

— Impossible ! Cela fait trois ans qu'elle a été cryogénisée.

— Nous nous trouvons en ce moment même devant les quatre cryos du palais épiscopal, Eminence. Ils ont été ranimés par le mahdi Shari et un enfant du nom de Jek At-Skin, ce même garçon qui a échappé sans explication aux forces de l'ordre d'Anjor, la capitale de la planète Ut-Gen. Ils sont parvenus à quitter le palais épiscopal pendant que les armées impériales donnaient l'assaut. Le muffi Barrofill le Vingt-cinquième et un Osgorite responsable d'un réseau clandestin les accompagnaient, mais une raison non élucidée les a empêchés de se transférer à Bawalo. Si étonnant que cela puisse paraître, le muffi Barrofill le Vingt-cinquième a fait don du corindon julien à Jek At-Skin, qui l'a lui-même remis à cette fillette.

— Comment savez-vous cela, monsieur l'inquisiteur ? s'étonna le cardinal. Nous n'avons reçu aucune nouvelle de Syracusa depuis plus de cinq jours... »

D'un geste du bras, le Scaythe désigna l'homme et la femme à la peau brune.

« De la même manière que j'ai détecté leur présence. Je n'ai eu qu'à puiser les informations dans leur cerveau. Il n'est pas protégé comme celui d'Aphykit Alexu. Ils sont jersalémines.

— Jer Salem a été détruite par une explosion...

— Ils ont abandonné leur monde à temps. Ils ont été transportés sur Terra Mater par des xaxas, des migrateurs célestes. C'est là qu'ils ont été cryogénisés.

— Avouez, monsieur l'inquisiteur, que vos paroles ne sont guère faciles à croire...

— Il ne s'agit pas de croyances, Eminence, mais de faits. »

Le cardinal se frotta la joue, geste instinctif qui creusa quatre sillons roses sur sa poudre sédimentée par la transpiration. Si Wyroph ne mentait pas quel intérêt aurait-il eu à mentir ? la visite inopinée à Bawalo s'avérerait plus fructueuse que prévu. L'effroi visible dans lequel les paroles du grand inquisiteur avaient plongé le couple jersalémine balayait ses derniers doutes. Il était venu ramener un missionnaire à la foi chancelante sur le chemin du Verbe et il ramassait la légendaire Naïa Phykit, sa fille, deux hérétiques et un traître dans ses filets. Il rapporterait en outre le corindon julien, le sceau kreuzien, le garant de la lignée muffiale, cet anneau que le Marquinatole avait eu l'inconcevable folie de confier aux ennemis les plus acharnés de l'Eglise. Si le cardinal savait mettre en avant ses mérites auprès du futur muffi et de Menati Imperator, cette opération lui rapporterait fortune et gloire. Il ne postulerait pas pour une charge de prestige car il préférait mille fois régner en monarque absolu sur un monde secondaire plutôt que de partager le pouvoir sur un monde majeur, mais il obtiendrait de nouveaux crédits pour bâtir sur Platonia une capitale digne de Vénicia. Digne de lui.

« Ma fille est gravement malade, murmura Aphykit. Y a-t-il quelqu'un parmi vous qui soit en mesure de la soigner ? »

Le cardinal darda des yeux vipérins sur la jeune femme : elle représentait tout ce qu'il détestait chez l'être humain, la beauté vénéneuse, la noblesse trompeuse, l'orgueil indomptable.

« Je ne vous ai pas encore autorisée à parler, ma dame ! éructa-t-il. Le Kreuz punit votre fille de son arrogance : elle porte indûment le corindon julien ! Adorez le Verbe, rendez à l'Eglise l'anneau muffial et votre fille vous sera peut-être restituée dans les mondes de l'au-delà. »

Il retint à grand-peine un sourire de triomphe lorsqu'il vit les larmes couler sur les joues blêmes d'Aphykit. Des frissons coururent le long de sa colonne vertébrale. Il ne prisait pas les plaisirs de la chair, contrairement à ses pairs, il recherchait en permanence l'exaltation, l'ivresse que procurait l'exercice du pouvoir.

« J'en appelle à vos sentiments humains, Eminence, insista Aphykit. Auriez-vous le cœur assez dur pour laisser mourir une enfant sans faire tout ce qui est en votre pouvoir pour tenter de la sauver ? »

Le cardinal contempla pendant quelques secondes le corps immobile de la fillette. Le gris sombre de la veste qui la recouvrait faisait ressortir la blondeur de sa chevelure et la pâleur extrême de sa peau. Elle n'éveillait chez lui aucun sentiment de compassion. Son regard se focalisa sur l'anneau dont la pierre indigo, presque noire, avait perdu tout son éclat.

« Je suis désolé, ma dame, mais ce village ne compte aucun médecin assermenté à la C.S.S. Quant aux pratiques indigènes, assimilables à de la sorcellerie, elles seront éradiquées dans l'heure qui suit. Le corps de votre fille ne pourra être sauvé. Peut-être serait-il temps de vous intéresser à son âme ? Le Kreuz en sa bonté l'accueillera si elle se présente à lui délivrée de ses fautes. Or, si j'en juge par vos tenues respectives...

— Et quelle sera la sentence du Kreuz lorsque vous comparaîtrez devant Lui, Eminence ? cracha-t-elle avec colère.

— Tu oses me donner des leçons, sorcière ? rugit le cardinal, oubliant toute notion de contrôle A.P.D. Tu devrais me remercier : la mort de ta fille sera douce comparée à la tienne. Elle ne connaîtra pas les affres de la croix-de-feu à combustion lente... »

A ces mots, San Francisco se rua sur le cardinal, lança les mains autour de son cou et commença à l'étrangler. Les yeux du prélat se dilatèrent et sa respiration devint sifflante. Il ouvrit la bouche à la fois pour chercher de l'air et demander de l'aide, mais il ne parvint à émettre qu'un pitoyable gargouillis. Pétrifiés, les exarques ne songèrent même pas à appeler à la rescousse les interliciers postés devant la mission.

San Francisco sentit un courant glacé s'insinuer dans son cerveau. Il perdit subitement toute maîtrise sur son corps, sur ses mains, sur ses doigts, relâcha involontairement son étreinte et ses bras retombèrent mollement le long de ses flancs. Le cardinal, livide, courbé, toussa, cracha, reprit son souffle à longues inspirations sibilantes. Il repoussa d'une bourrade les exarques qui, recouvrant leurs réflexes hiérarchiques, s'étaient enfin décidés à lui porter assistance. Avec l'énergie du désespoir, San Francisco tenta de reprendre le contrôle de ses membres supérieurs mais ils n'obéissaient pas aux injonctions de son cerveau.

« Vos efforts sont inutiles, dit le grand inquisiteur. Nous avons effacé provisoirement vos centres moteurs cérébraux. »

Phœnix se précipita vers San Francisco, l'enlaça et le tira en arrière comme pour le soustraire à l'influence maléfique du Scaythe dont le capuchon ne dissimulait pas entièrement le faciès difforme, verdâtre et les yeux globuleux d'un jaune éclatant. San Francisco pouvait encore marcher, même s'il avait l'étrange impression de se percher sur du néant. Le vide se diffusait en lui de la même manière que le froid glacial du cirque des Pleurs.

Le cardinal pointa un index tremblant, menaçant, sur le Jersalémine.

« Tu regretteras ce geste ! » aboya-t-il, les yeux injectés de haine et de sang.

La transpiration avait changé sa poudre faciale en un masque de boue blanchâtre. Les exarques prenaient conscience que leur manque de réaction, quelques secondes plus tôt, risquait de leur valoir les pires désagréments et ils s'efforçaient de se faire pardonner leur lâcheté en témoignant un empressement servile vis-à-vis de leur supérieur. L'un lui épongeait le front à l'aide d'un mouchoir parfumé et l'autre s'évertuait à redonner un aspect présentable à la chasuble violette malmenée par l'agresseur.

« Mille grâces, monsieur l'inquisiteur, dit le cardinal d'une voix qui retrouvait peu à peu sa fermeté. Sans votre intervention, cet individu m'aurait broyé la gorge. Combien de temps durera l'effacement ?

— Quelques minutes, répondit Wyroph. Nous le prolongerons s'il persiste à manifester des intentions agressives.

— Fort bien, fort bien. Quant à vous, messieurs les exarques, ne croyez pas vous en tirer à bon compte : je saurai me souvenir de votre pusillanimité. Que fabrique le père Hectus ? A-t-il vraiment besoin de tout ce temps pour rassembler son maigre troupeau ? »

Une formidable clameur retentit en réponse à sa question.

La multitude hurlante se déversait par toutes les allées de Bawalo. Le père Hectus marchait à la tête des Tropicaux et des interliciers. Ces derniers n'étaient plus identifiables qu'à leurs cheveux courts et à leur haute taille, car ils déambulaient entièrement nus. Leur peau, nettement plus claire que celle des autochtones, était badigeonnée d'une substance épaisse que la lumière mourante de Soâcra teintait de rouille. De leur tenue d'interlicier ils n'avaient conservé que leur ondemort dont ils braquaient le canon long vers la bouche de l'aven. Les tourbillons célestes, les ailes des dragons de feu, se teintaient de brun et le ciel se couvrait de cercles mordorés.

« Les interliciers ont perdu la tête ! » gronda le cardinal.

Les membres de la délégation et les quatre passagers clandestins Aphykit n'avait pas voulu laisser sa fille seule et l'avait prise dans ses bras, alignés devant le lac souterrain de Gran-Nigère, voyaient avec inquiétude cette marée gesticulante et braillarde converger vers le bâtiment de la mission. La bouche des interliciers écumait et leurs yeux luisaient de démence meurtrière. Le missionnaire, même s'il avait gardé ses vêtements, présentait les mêmes symptômes de rage et de folie. Les Bawalohos n'étaient pas armés mais leurs poings fermés, brandis, leurs vociférations incessantes, leurs lèvres tordues de fureur traduisaient clairement leurs intentions.

« Que fait le père Hectus ? gémit le cardinal. Il devrait les empêcher de nous...

— On ne peut rien attendre de bon d'un homme dont le cerveau reste inviolable, coupa Wyroph. N'oubliez pas qu'il cache des déremats dans sa propre mission, qu'il appartient à un réseau clandestin.

— Effacez-les tous, au nom du Kreuz ! »

Le gouverneur de la planète Platonia et ses deux secrétaires faisaient des efforts surhumains pour ne pas prendre leurs jambes à leur cou.

« Vous ne voyez donc pas que nous avons un grave problème, monsieur l'inquisiteur ? » insista le prélat.

Ses rêves de gloire s'effilochaient dans le crépuscule naissant de l'aven de Bawalo.

« Erreur, Eminence : mes frères de cuve et moi ne sommes plus concernés par ce problème, dit calmement Wyroph. Nous vous laissons le résoudre à votre convenance. »

Et son acaba pourpre ainsi que les acabas noires des deux autres Scaythes inquisiteurs et les acabas blanches des protecteurs s'affaissèrent sur le sol, vides de leur occupant.

CHAPITRE XIX

Le 11 de cestius de l'an 20 de l'Ang'empire est resté dans la mémoire collective humaine comme le jour du Grand Débarras, du Grand Ménage ou de la Grande Lessive...

« L'histoire du grand Ang'empire »,

Encyclopédie unimentale

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